LE RYMMERLAND

CANDYMAN : la rumeur devenue légende urbaine

« Je suis la rumeur. […] C’est un état béni entre tous, croyez-moi. Vivre dans les rêves des gens, dans les murmures qu’ils échangent au coin des rues ; mais ne pas avoir à être.

« Lieux interdits » – Livre de sang volume 5 : Prison de chair – Clive barker
Teaser vidéo personnel réalisé à l’occasion de cet article

« Candyman… Candyman… Candyman… Candyman… Candy… »

Il a hanté mon esprit au début des années 90, me faisant craindre les reflets de chaque miroir et les bourdonnements d’abeilles. Tony Todd a marqué toute une génération dans son rôle de Candyman, personnage désormais mythique dans l’univers du cinéma d’horreur. Je devais avoir 10 ou 11 ans lorsque j’ai découvert ce film pour la première fois et aujourd’hui encore, à chaque fois que j’entends la mélodie de piano du générique composée par Philip Glass, je ressens ce subtile mélange d’émotions que j’éprouvais à cette époque, un petit cocktail de terreur saupoudré de fascination et de mélancolie.

Le 27 août prochain (2021), les salles obscures accueilleront une nouvelle adaptation cinématographique de la nouvelle de Clive Barker, cette fois sous la direction de Nia DaCosta. Voilà l’occasion de revenir sur les origines de ce mythe, l’impact qu’il a eu dans le cinéma de genre, et le regard sur les inégalités sociales et raciales qu’il a posé sur notre société à une époque où les stéréotypes étaient encore très présents dans l’univers cinématographique.


Coup de crochet sur le film de Bernard Rose


J’ai découvert Candyman grâce au film éponyme dirigé par Bernard Rose et sorti en 1992 dans les salles. Le réalisateur britannique de Paperhouse signe alors sont 5ème long-métrage et se charge lui-même du scénario, en collaboration avec Clive Barker.

Interdit aux moins de 16 ans, je n’ai donc pas visionné le film sur grand écran mais en VHS, sur une minuscule télévision et recroquevillée sur le vieux canapé du salon.

On y fait la rencontre d’Helen Lyle, étudiante mariée à Trevor, professeur à la même université, qui prépare une thèse sur les légendes urbaines avec son amie Bernadette. Elles s’intéressent rapidement au quartier afro-américain défavorisé de la ville de Chicago, Cabrini Green, dans lequel les habitants semblent terrorisés par « l’homme au crochet », spectre qui apparaitrait pour éviscérer ses victimes lorsque l’on prononce son nom 5 fois dans un miroir. Helen décide alors de mener l’enquête sur place, malgré les risques de ce quartier régit par les gangs. Elle y rencontre Anne-Marie, mère célibataire d’un nourrisson (Anthony), et le jeune Jake, un gamin du coin. Auprès d’eux, elle apprend les atroces crimes qui sévissent à Cabrini Green, prenant conscience de l’horreur quotidienne de cette cité abandonnée par les autorités, rejetée et ignorée par le reste de la ville. Fascinée par le mythe et la puissance de cette superstition locale, ses investigations la conduiront bien au-delà des frontières rationnelles de son esprit.

Bande annonce du film Candyman de 1992

casting

Tony Todd dans Candyman

Au casting, on retrouve Tony Todd dans le rôle de Candyman. L’acteur, aperçu précédemment dans Platoon, de Oliver Stone, et dans le remake de La nuit des morts-vivants réalisé par Tom Savini transformera alors le « marchand de bonbons » de Clive Barker en légende charismatique du cinéma horrifique des années 90. Dans une interview, l’acteur parle de son personnage comme étant une de ces personnalités fragile et solitaire, à l’image du Fantôme de l’opéra, dont il fait référence. Il souligne également la dimension symbolique de son personnage vis-à-vis d’une part sombre de l’Histoire de l’Amérique en évoquant avec pudeur les récits que lui racontaient ses grands-parents à propos de « lynchages et de pourchasse par les fantômes du KKK » envers la population afro-américaine.

Virginia Madsen dans Candyman

Virginia Madsen a été découverte par David Lynch dans Dune. Elle a été choisi pour le rôle de Helen Lyle, grâce à son aura et sa personnalité, et pour son « sens du mystère » similaire à Tony Todd (selon les propos d’Alan Poul, producteur du film). Les 2 protagonistes, qui s’opposent pourtant sur tant de points (physique, origine ethnique, milieu social…) apparaissent alors à l’écran comme attirés l’un à l’autre par l’énergie commune qui se dégage d’eux. L’alchimie est parfaite : aucun des 2 rôles n’est venu écraser l’autre. Ils se complètent à la perfection pour incarner une troisième entité : celle de la légende. L’actrice obtiendra le Prix du public de la meilleure actrice au fameux festival international du film fantastique d’Avoriaz 1993.

Grâce à un casting pertinent pour les rôles secondaires, les caractères des personnages présents dans la nouvelle de Clive Barker sont assez fidèlement retranscrits dans le film. Trevor, le mari antipathique d’Helen est joué par Xander Berkeley (Terminator 2, air force one, Bienvenue à Gattaca…). Vanessa Williams incarne Anne-Marie, la mère méfiante d’Anthony. Jake, le jeune garçon sans émotion, (qui n’a pas de prénom dans le livre) est interprété par Guy DeJuan. Mickael Culkin est insupportable d’arrogance dans le rôle de Phillip Purcell, ami du couple Lyle. Le rôle de Bernadette a en revanche été davantage développé dans le film. Kasi Lemmons joue donc l’amie étudiante d’Helen alors qu’elle n’est que succinctement évoquée comme étant l’assistante de Trevor dans la nouvelle de Clive Barker.
Si les acteurs cités n’ont pas forcément tous acquis une grande renommée dans le milieu cinématographique, l’alchimie a parfaitement opérée dans le film. La volonté de retranscrire le contraste entre deux milieux sociaux parfaitement opposés est renforcée à travers ces personnages. Même si l’on pourrait y voir la présence de certains clichés (l’arrogance des instruits face à la violence des cités, le dédain des riches vis-à-vis des pauvres), elle reflète cependant, à mon sens, une vision assez proche d’une époque où la société engendrait elle-même ces stéréotypes, en mettant un voile sur la misère sociale, en corrélation avec une discrimination raciale persistante, pour dissimuler ses travers (a-t-on vraiment évolué la dessus d’ailleurs…)

Enfin, il faut rendre hommage à un élément capital au charme du film : sa musique, entêtante, oppressante, épurée et teintée de mélancolie. Le réalisateur Bernard Rose accorde une grande importance à l’ambiance sonore de ses films. Avant de réaliser Candyman, il a lui même été producteur et créateur de musique. Il souligne, dans un podcast datant de 2015, que beaucoup d’œuvres cinématographiques font l’erreur de surexploiter la bande sonore pour compenser des lacunes de réalisation. Il n’était donc pas question pour lui de commander une composition trop chargée qui contienne des éléments « scares » parasites. Il nous raconte une anecdote amusante à propos de Philipp Glass, qu’il n’a rencontré à l’époque que quelques fois, entre 2 rendez-vous, en raison du planning chargé du compositeur. Bernard n’a pu lui montrer que quelques extraits du film et Philipp était assez réticent en raison de son manque de temps. Malgré tout, ils ont pu collaborer ensemble. Quelques temps après la sortie du film, Philipp serait sorti de son premier visionnage, choqué, en disant : « Oh my God ! It’s an horror movie ! » (Trad : « Oh mon dieu ! c’est un film d’horreur ! »). Sa surprenante participation à l’œuvre sera honorée du prix de la meilleure musique de film au festival international du film fantastique d’Avoriaz de 1993.
La carrière de Philip Glass est riche et diversifiée. N’hésitez pas à élargir votre curiosité en partant à la découverte de quelques unes de ses nombreuses œuvres.

Anecdotes de tournage :
* L’équipe du film a eu recours à l’hypnose pour certaines scènes de Virginia Madsen avec Tony Todd . Cela explique l’authentique ambiguïté des émotions du personnage lorsqu’elle se trouve en face de Candyman, à la fois séduite et effrayée.
* L’équipe n’a pas utilisé la technologie 3D pour les scènes avec les abeilles. Ils ont fait appel à un éleveur passionné qui a formé les acteurs à avoir les bons gestes en leur présence, accompagné d’une équipe de secouristes prête à intervenir en cas d’urgence.
* Les tournages extérieurs ont réellement été tournés à Cabrini Green, qui est un quartier de Chicago régit par les gangs. La tension était grande et l’équipe de tournage a longuement négocié avec les chefs de ces gangs (Tony Todd précise en riant : « ils ont du les payer »). Quelques uns de ces membres apparaissent d’ailleurs en tant que figurants dans le film.


L’incarnation de la rumeur dans la nouvelle de Clive Barker


Ce n’est que récemment que j’ai pris connaissance de la nouvelle de Clive Barker à l’origine du film. J’étais très septique avant de la lire car j’ai souvent un peu de mal à apprécier un livre lorsque je connais déjà l’histoire par le film, et inversement ( je maudis pas mal d’adaptations de Stephen King 😀 ) . Pourtant, parfois, la magie opère, et le plaisir est alors décuplé. Cela a été le cas pour cette fois et je ne cache pas que cela m’a fais bien plaisir, vu l’attachement sentimental que je voue au film.

Autoportrait par Clive Barker

Clive Barker est un romancier britannique né en 1952 à Liverpool. Il est également dramaturge, scénariste de bande-dessinée, peintre et cinéaste. On le connait notamment pour le film Hellraiser, dont il est le réalisateur et scénariste, et pour sa séries de recueils, les Livres de sang, en 6 volumes, contenant des nouvelles fantastiques écrites et publiées dans les années 80.

La nouvelle Lieux interdits (titre original : The forbidden) apparait pour la première fois en 1985 dans le tome 5 des Livres de sang. Elle est assez courte, environ 75 pages sur mon édition Albin Michel de 1991. On y retrouve assez fidèlement les différents personnages présents dans le film et l’ambiance oppressante d’une cité défavorisée, contrastée par le milieu aisé dont est issue la protagoniste Helen. Mais les différences avec le film sont pléthores et elles offrent une autre vision du personnage à l’origine de ses peurs.

Dans la nouvelle, Helen prépare une thèse sur « les graffitis : sémiotique du désespoir urbain« . Cela la conduit à s’aventurer à Spector street (transposé à Cabrini Green dans le film) pour y photographier quelques tags. Elle y rencontre Anne-Marie, mère célibataire d’un nouveau-né, qui la guide vers un appartement vide, dégradé et dont les murs sont couverts de ces gribouillis tant recherchés par Helen. Cette dernière tombe alors en extase face à la représentation impressionnante d’une tête d’homme qui hurle, dont la bouche encadre l’une des porte du logement abandonné, ainsi qu’une curieuse phrase « Sweets to the sweet » qui dénote du reste des graffitis par l’étrange douceur de ces mots. Sa discussion avec Anne-Marie lui apprendra qu’un meurtre atroce, avec un crochet, a eu lieu pas loin de son domicile l’été dernier. Quelques jours plus tard, des vieilles dames du quartier lui raconteront un autre crime, dans des toilettes publiques. Helen devient alors captivée par ce quartier, ces rumeurs angoissantes dont elle n’arrive jamais à prouver la véracité, et petit à petit, son incrédulité sera mise à l’épreuve.

« C’était comme si on avait trouvé une icône sur un tas de fumier : un symbole éclatant de transcendance qui laissait deviner, derrière cet univers de labeur et de décomposition, un royaume plus sombre mais plus merveilleux. »

« Lieux interdits » – Livre de sang volume 5 : Prison de chair – Clive barker

Anecdote de l’écrivain : Clive Barker raconte, dans une rétrospective consacrée au film, que lorsqu’il était petit, sa grand-mère lui disait qu’il ne devait pas rester seul dans des toilettes publics, sinon un monsieur viendrait lui couper ses attributs (Aaaah… les doux conseils rassurants des mamies…). C’est de cette anecdote que lui est venue l’idée de cette nouvelle. On la retrouve d’ailleurs dans le film, et bien sûr dans le livre. Voilà qui donne une interprétation bien moins romantique et plus onirique des origines du spectre Candyman


Plusieurs dimensions pour un seul spectre


Illustration personnelle

La première chose qui m’a sauté aux yeux après la lecture de la nouvelle, c’est l’absence complète du rituel lié au miroir. Il n’est initialement pas question d’appeler un esprit en prononçant son nom devant la glace. C’est un choix scénaristique de Bernard Rose, inspiré des mythes tels que Bloody Mary. Je n’approfondirai pas le sujet du miroir ici car j’y consacrerai un article entier prochainement. J’ai pu en effet constater, en faisant quelques recherches, à quel point cet objet qui reflète notre image est source de nombreuses superstitions, qui varient selon les cultures et prennent parfois même une place très importante dans certaines sociétés. C’est passionnant à découvrir et je ne veux pas dévier trop de notre sujet initial.

Dans Lieux interdits, La rumeur ne s’invoque donc qu’en échange de quelques douceurs. Et encore… Je ne suis pas persuadée qu’il s’agisse réellement d’un rituel. En effet, si le film a choisi de développer tout un lore autour du spectre Candyman, le livre présente le « marchand de bonbons » (c’est ainsi qu’il est nommé dans la traduction française) comme une entité onirique qui nait de la rumeur. Plus précisément encore, il EST la rumeur, et rien d’autre. Ce n’est pas le fantôme d’une personne décédée dans d’atroces souffrances, mais plutôt la matérialisation des fantasmes, des « on-dit » d’un quartier populaire plongé dans la délinquance et laissé à l’abandon.

« [qu’]il était une légende, et [qu’]elle, par son incrédulité, l’avait obligé à se révéler »

« Lieux interdits » – Livre de sang volume 5 : Prison de chair – Clive barker

Cette nouvelle a plusieurs couches de lecture, et l’une d’entre elles fait réfléchir à notre curiosité parfois mal placée, l’attrait fascinatoire qu’on éprouve à l’écoute de quelques rumeurs ou superstitions, de faits divers un peu glauques racontés par un voisin du quartier, de ces histoires qu’on aime entendre au coin d’un feu pour se faire délicieusement peur, de ces threads horreur qui sont bien souvent fictifs, mais qu’on s’imagine réels quelque instants. Clive Barker semble avoir donné vie à ces fictions, au « méchant monsieur qui émascule les p’tits enfants dans les toilettes publiques quand ils désobéissent » de sa grand-mère. Finalement, peut-être suffit-il de croire pour donner de l’existence à quelque chose qui n’a pas de matière. Une amie m’avait un jour dit : « il faut y croire pour le voir« , et c’est assez vrai. Quelques mots suffisent pour faire naître la Rumeur. Puis Elle grandit dans les murmures, et se gonfle d’orgueil devant les regards fascinés de ceux qui la découvrent pour la première fois. Si le fond n’est que fiction, la peur qui se propage de bouche en bouche est bien réelle, et le caractère viral de sa propagation la rend immortelle. Finalement, n’est ce pas la définition de ce qu’est une légende urbaine ? Quelque chose qui n’existe pas mais qui prend pourtant vie dans l’inconscient collectif ?

« Elle désespérait de découvrir une expression hantée dans ses yeux ternes, et que valait donc un homme incapable d’être hanté ? »

« Lieux interdits » – Livre de sang volume 5 : Prison de chair – Clive barker
Candyman & Helen (artiste inconnu)

Dans le livre, j’ai perçu cette fascination tout au long de l’évolution du personnage d’Helen, qui oscille continuellement entre deux états : l’idée que ces crimes atroces puissent être réels est séduisante mais sa raison la rappelle à l’ordre. On retrouve sous une autre forme cette dualité dans le film : Helen éprouve une fascination presque passionnelle pour Candyman, malgré l’horreur de ses actes. Il faut dire que, contrairement au livre, le scénario a été travaillé pour susciter de l’empathie envers le méchant. Il fait partie de cette catégorie de films qui romantise un monstre, tel Dracula ou Frankenstein, et qui s’inscrit dans le mouvement gothique du cinéma contemporain. Son apparence a été modifiée par rapport au livre pour renforcer cet aspect séduisant : s’il a bien un crochet et des abeilles qui grouillent dans ses entrailles, il porte un long manteau noir alors que Clive Barker l’a décrit affublé d’éléments de costume d’Arlequin. L’un devient donc un spectre ténébreux et charismatique, l’autre est façonné par l’image fantaisiste qu’on lui crée au fil des rumeurs.

Anecdote : Les anglophones utilisent le mot « Candyman » dans différents contextes. Tantôt, il désigne un simple marchand de sucreries, tantôt un homme coquin, sexy… Il a également été utilisé par le FBI en janvier 2001 dans le cadre d’une opération contre la pédocriminalité (Opération Candyman), faisant probablement référence aux hommes qui attirent leurs jeunes victimes en leur offrant des bonbons.


Portrait sombre d’une société au lourd passé


Sweet par Watchful eye

Je ne peux pas parler des différences entre le film et l’œuvre littéraire sans évoquer l’origine ethnique de Candyman, et toute la dimension sociale du personnage qui a été développée dans son adaptation au cinéma.

C’est certainement l’élément du film qui m’a le plus marqué à cette époque. Bien sûr, je savais déjà que les êtres humains n’étaient pas des anges, qu’ils savaient se montrer cruels et injustes, absurdes et bêtes. Mais le film a eu ce talent subtil de révéler ces aspects sombres de la nature humaine en jouant sur différentes nuances de l’horreur : Candyman est à la fois bourreau et victime, un monstre engendré par la monstruosité.

Il est présenté alors comme le symbole des personnes oppressés, miroir d’une société au passé peu glorieux, et qui continue de perpétrer l’exclusion et le rejet d’une minorité vouée à l’abandon. L’horreur n’engendre que de l’horreur, la douceur est réservée aux doux.

Bernard Rose raconte avoir régulièrement trainé autour du quartier de Cabrini Green pendant la phase de conception du projet. Il y a vu l’horreur à chaque recoin de ses rues, la terreur des policiers, des habitants, leur misère du quotidien. Il insiste notamment sur l’architecture très particulière de cette cité, effrayante à elle seule. Le film retranscrit à l’identique l’agencement des appartements, avec notamment les armoires à pharmacie de la salle de bain qu’il suffit de retirer du mur pour avoir un accès direct au logement voisin. Il explique que des meurtres avaient lieu régulièrement dans ce quartier, facilités par cette accessibilité à la violation de domicile. Pour lui, l’horreur était déjà présente dans ce microcosme, sans même avoir recours au surnaturel. Si Candyman n’existe que parce que des gens croient en lui, sans eux, il n’est rien. Mais l’horreur, elle, continue de se répandre.

« Combien de fois avait-elle critiqué ceux qui prétendaient à tort comprendre des sociétés qu’ils n’avaient fait qu’observer à distance ? Et la voilà en train de commettre le même crime, qui venait en ce lieu avec son appareil photo et ses questions, utilisant les vies (et les morts) de ces gens pour alimenter ses conversations mondaines. »

« Lieux interdits » – Livre de sang volume 5 : Prison de chair – Clive barker
Complexes de Cabrini Green à Chicago

L’histoire de Cabrini Green évoquée dans le film est fondée sur des vérités. Plusieurs complexes architecturaux ont commencés à être construit à partir de 1942 dans le cadre d’un programme de renouveau urbain. En 1966, un procès est intenté contre le CHA (Chicago Housing Authority). L’organisme sera déclaré coupable, en 1969, d’avoir mis en place un programme de logement public à Chicago, conçu et exécuté d’une manière racialement discriminatoire, qui a perpétué la ségrégation raciale dans les quartiers. En 1995, la destruction de ces complexes commence. Le dernier bâtiment de Cabrini Green sera démoli en 2011. La cité a été régit par les gangs pendant de nombreuses décennies. A la suite de la Seconde guerre mondiale, le taux de chômage ayant fortement augmenté, Chicago lui avait retiré des services essentiels, la privant notamment de patrouilles policières, transports en communs et rénovation des bâtiments. Violences et meurtres sont progressivement devenus le quotidien de leurs habitants, abandonnés par le reste de la ville. A son apogée, Cabrini Green a pu loger près de 15 000 habitants dans ses murs (c’est l’équivalent de ma ville).

Le réalisateur Britannique s’est également longuement penché sur l’Histoire de l’Amérique. Il en a ressorti deux gros blocs : « le massacre des premiers américains aborigènes et l’esclavage« . L’Homme au crochet devient alors Afro-Américain dans le scénario, et derrière le spectre cruel et maléfique, Bernard raconte l’histoire de Daniel Robitaille, artiste peintre noir ayant vécu au XIXème siècle et ayant lui-même été victime de la cruauté humaine avant d’incarner la Terreur.

« Dans l’histoire originale, le Candyman a toute sorte de couleurs« , déclare Clive Barker dans une rétrospective dédiée au film. Bernard Rose s’est longuement entretenu avec Clive pour débattre de son choix. Il a également rencontré de nombreux obstacles avant de pouvoir donner vie au projet. Les firmes et les productions étaient réticentes. Certains préfèrent ignorer cette partie sombre du passé de l’Amérique, faire comme si cela n’était pas arrivé. La NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) s’est également opposée au film. L’un des arguments avancé a été que l’homme noir suscitait encore beaucoup trop de méfiance pour en faire un monstre de film d’horreur. Bernard débattra avec eux pour leur faire comprendre que Candyman n’est pas un vilain ordinaire. C’est aussi un héros. Il était, selon lui, tout autant discriminatoire de refuser à un afro-américain un tel rôle, avec une si forte puissance symbolique.

L’équipe du film avait un autre défi de taille à relever. L’actrice Kasi Lemmons (Bernadette), Bernard Rose, Clive Barker et Alan Poul (producteur) recontextualisent le cinéma d’horreur de l’époque : il y avait beaucoup de films qui se présentaient sous la forme d’un « big black man » (Trad : grand homme noir) essayant d’attraper une « single white woman » (Trad : femme blanche célibataire). Le scénario possédait cette même structure. Il fallait donc à tout prix construire la narration en évitant tous ces abus et stéréotypes. Le grand homme noir est devenu alors cette longue silhouette énigmatique, aristocratique, éduquée, sophistiquée qui fascine Helen autant qu’elle le craint.

Tony Todd s’imposera naturellement dans le rôle du Candyman, incarnant toute la subtilité de ce personnage aux multiples facettes. A sa sortie, l’accueil du public balaiera tous les doutes et les craintes. Le film apporte une nouvelle dimension au cinéma de genre. Il dresse le portrait d’une société en évolution, qui garde encore en elle des traces de son passé historique peu glorieux. La légende urbaine fictive surpassera le film dans les esprits de toute une génération.


Sweets to the sweet


Que ce soit dans le film ou dans la nouvelle, les graffitis sont intrinsèquement liés à Candyman. Dans le premier, cela fait écho au métier de peintre qu’avait exercé Daniel Robitaille (Candyman) de son vivant. Dans le second, j’y vois une étape qui donne progressivement vie au « marchand de bonbons ». Et parmi ces peintures urbaines, ce mystérieux « sweets to the sweet » interroge. Je regrette une problématique de traduction. Dans la version française du film, ils ont complètement occulté la référence initiale de cette réplique en se contentant d’une traduction approximative : « le chemin des douceurs ». Dans celle du livre, on se rapproche du véritable sens de ces mots : « des douceurs pour les doux ». Mais en réalité, cette mystérieuse phrase est une citation tirée d’Hamlet de Shakespeare. Alors, je l’avoue, je n’ai jamais lu Hamlet, et pour dire la vérité, je n’en connaissais même pas la trame. J’ai donc fais quelques petites recherches pour contextualiser un peu cette citation et essayer de mieux la comprendre. Je m’excuse par avance si j’égratigne l’histoire originale de ce monument de littérature.

Par tintinY

L’oncle d’Hamlet, Claudius, siège au trône du Danemark depuis la mort de son père. Hamlet en veut à sa mère (Gertrude) d’avoir, selon lui, abandonné son veuvage un peu trop vite pour épouser le nouveau roi. Son père lui apparait en spectre, et lui révèle avoir été assassiné par Claudius. Hamlet se jure alors d’obtenir vengeance. Le chambellan du roi, père d’Ophélie, jeune femme dont Hamlet est amoureux, doute de sa santé mentale, mais, en voulant le piéger, il trouve la mort de la main d’Hamlet. Ophélie, rongée de chagrin, sombre dans la folie et se suicide. A l’enterrement, la mère d’Hamlet apporte des fleurs sur sa tombe, et prononce, dans sa tirade, la fameuse phrase « sweets to the sweet », traduite en version française par « des fleurs pour une fleur ».

Dans le film, Candyman apparait clairement comme un personnage de tragédie. Il est à la fois ce chambellan mort injustement, cette Ophélie rendue folle par la tristesse et ce Hamlet assoiffé de vengeance. Bernard Rose précise cependant, dans une rétrospective dédiée au film, qu’il n’est pas en quête de vengeance, il recherche l’amour. Ne basculerait-on pas sur une autre tragédie Shakespearienne ? Un Roméo au beau crochet vouant un amour impossible pour la belle Helen ? Deux familles qui les opposent : la vie et la souffrance. Quoi de mieux que la mort pour mettre un terme à ce différend familial…

Des douceurs pour les doux… Ces mots étaient si anodins : pourquoi sentait-elle en eux une menace ? Etait-ce leur excès de sentiment, cette surabondance de sucre et de miel ?

« Lieux interdits » – Livre de sang volume 5 : Prison de chair – Clive barker

J’ai eue un peu plus de mal à comprendre cette citation dans le livre. Certes, c’est une histoire d’horreur, on peut donc considérer que l’on n’est évidemment pas dans le registre de la comédie romantique, mais l’absence de tout le background qui accompagne Candyman dans le film m’a induit en erreur. J’ai compris que je ne focalisais pas mon attention sur le bon personnage. Clive Barker fait évidemment référence à la situation dramatique de ce quartier : une « famille » rejetée du reste du monde par les rumeurs, qui nourrit alors elle-même la rumeur pour continuer de l’alimenter. La notion de vengeance et y est même omniprésente, contrairement au film (je ne vous en dit pas plus pour ne pas spoiler l’histoire). Puisqu’on fait de ces gens des oubliés du reste du monde, comme s’ils n’existaient pas, je traduirais alors ce graffiti mystérieux de deux façons différentes « des morts pour les morts » ou « de la gloire pour les glorieux »…

Graffiti de Candyman (image du film)

Dans les deux versions, l’histoire est une douce tragédie d’horreur. Un bonbon acidulé qui nous fait grimacer. C’est ainsi que Candyman m’a charmé : les yeux de Tony Todd marqués par souffrance et la tristesse ont ébranlé ma vision manichéenne du monde que je voyais encore sous le prisme Disney à cette époque. Il m’a appris à voir la souffrance derrière les gens mauvais, et m’a ouvert aussi les yeux sur la part sombre qu’il existe en tout être humain.
Beaucoup condamnent ou méprisent hâtivement les histoires d’horreur en s’imaginant qu’elles nourrissent ou engendrent vices et perversions. Je crois que c’est tout le contraire, si l’on est, bien sûr, suffisamment équilibré pour avoir la notion de bien et de mal. Elles nous poussent à réfléchir sur nous-même et sur le monde qui nous entoure. Elles nous permettent d’évacuer sainement nos contrariétés sans les refouler, et paradoxalement, elles peuvent même exorciser nos cauchemars d’un simple coup de crochet.


Et après ? Les suites et l’adaptation 2021


Je vais faire très vite concernant les suites de Candyman, car je les trouve personnellement sans aucun intérêt.

Candyman 2 a vu le jour trois ans après l’adaptation de Bernard Rose, en 1995, sous la direction de Bill Condon. S’il s’agit à l’époque de son deuxième long-métrage, il est aujourd’hui notamment connu pour son adaptation de La Belle et la Bête avec Emma Watson, et les chapitres IV et V de la saga Twilight (c’est-à-dire tout ce que je n’aime pas au cinéma 😀 ).
Ce second opus rentre dans les détails de la vie de Daniel Robitaille avant qu’il ne devienne Candyman, tout en s’intéressant au destin d’une jeune institutrice de la Nouvelle Orléans, orpheline de père.
Je trouve qu’on y appends en réalité rien de plus et que l’on devine très rapidement où les scénaristes veulent nous amener.


Candyman 3 est sorti en 1999 et a été réalisé par Turi Meyer. Ce dernier n’a que très peu réalisé de long-métrage, ayant participé principalement à la direction de quelques épisodes de séries télé (Buffy contre les vampires, Smallville notamment).
Le film s’intéresse à la descendance de Candyman. Son arrière-petite fille se retrouve en effet hantée par des cauchemars dans lesquels Candyman lui apparait, la suppliant d’accepter d’être son ultime victime.

Candyman 2021

Une nouvelle adaptation de Candyman sortira dans les salles obscures le 27 aout prochain (2021) sous la direction de Nia DaCosta. Cet opus occulte les 2 films cités précédemment pour offrir une suite à l’œuvre initiale de 1992.

On y retrouvera Anthony, le bébé d’Anne-Marie désormais devenu adulte. Le jeune homme retourne vivre à Cabrini Green, désormais devenu un quartier luxueux, bien loin de la cité défavorisée dans laquelle il a vécu les premiers mois de sa vie avec sa mère.

Au casting, on retrouve avec nostalgie quelques têtes connues du premier film. En effet, Vanessa Williams reprend son rôle de maman d’Anthony dans la peau d’Anne-Marie et le ténébreux Tony Todd reviendra dans la peau de… Daniel Robitaille (la différence faite entre Daniel Robitaille et Candyman dans l’annonce de ce casting n’est peut-être pas anodine…). Pour le reste, il semble qu’Helen Lyle fasse reparler d’elle dans le film mais elle serait jouée cette fois par Cassie Kramer. Le rôle principal du film, quand à lui, est campé par une étoile montante du cinéma américain, l’acteur Yahya Abdul-Mateen.

Jordan Peele s’est attaqué au scénario de la résurrection de l’homme au crochet. Outre ses talents d’acteur, il est également le scénariste et réalisateur du film d’horreur Get out, sorti en 2017.
Petite parenthèse, j’ai beaucoup de mal à apprécier les productions hollywoodiennes de cette dernière décennie dans le registre de l’épouvante. Les films américains ont cette fâcheuse tendance à reproduire une même mécanique, scénaristique et technique, pour fournir des produits finis préfabriqués juste voués à créer quelques sursauts sans profondeur. Je préfère depuis quelques années me tourner vers d’autres horizons. C’est très intéressant de découvrir comment l’horreur est traitée dans d’autres cultures. Le cinéma sud-coréen, par exemple, a une approche de l’angoisse très particulière, et parfois, on en apprend davantage sur les mœurs d’un pays via ce qu’ils produisent que via un banal documentaire.
Tout cela pour dire que j’ai tout de même vu Get out, et que j’ai apprécié ce film pour son originalité, qui s’extirpe de ce moule dont je parlais précédemment. Je suis donc curieuse de découvrir le sort qu’il a réservé au mythique Candyman.

Quelques mots sur la réalisatrice Nia DaCosta.
Première chose : c’est une femme (sans blague…). C’est peut-être bête, mais une femme à la tête de la réalisation d’un film d’horreur, ce n’est pas monnaie courante, et c’est quelque chose, entre autre, qui m’avait poussée plus jeune à me tourner vers des études cinématographiques. Oui, j’avais une petite ambition cachée de prouver qu’une femme n’est pas cantonnée à la réalisation de comédies romantiques. Le monde évolue, heureusement, mais l’époque où le sexisme existait dans l’industrie hollywoodienne n’est pas si loin, et n’est peut-être même pas encore complètement balayée.
Candyman compte parmi ses premiers longs-métrages puisqu’elle a, à ce jour, uniquement écrit et réalisé le film Little woods en 2018, et s’est vue confier en 2020 la suite du film Captain Marvel. Nous découvrirons donc les talents de cette réalisatrice sur grand écran dans quelques semaines.

Je ne rentrerai pas davantage dans les détails de cette nouvelle adaptation. Je trouve qu’il est tellement plus agréable de découvrir un film sans avoir trop d’attentes ou d’idées fausses en tête. Diverses rumeurs ont circulé au fil des mois, et, on l’a bien compris avec cet article, il vaut mieux ne pas trop prêter attention à la rumeur si l’on veut éviter qu’elle ne prenne vie 😉 .

Je vous quitte donc en vidéo, avec un petit avant-goût de cette nouvelle aventure sur la légende au crochet qui a hanté nos miroirs dans les années 90. Restez prudent quand vous vous brossez les dents devant votre glace. N’oubliez pas qu’une légende ne meurt jamais, et qu’un murmure suffit à la faire exister…


Sources


Images :
Couverture du magazine « Horrorhound »
Affiches des film Candyman 1, 2 et 3
Peinture de Clive Barker
Sweet Candyman par Watchful eye sur Pinterest
Galerie Deviant art de tintinY
Images tirées du film
Illustrations personnelles

Contenu :
Films Candyman 1, 2 et 3
Nouvelle « Lieux interdits » – Livres de sang Volume 5 de Clive Barker
Full unedited Interview with Candyman director Bernard Rose – Chaîne Youtube Horroble Podcast
Candyman Retrospective Part. 1 : Sweet to the sweet (VO) – Chaîne Youtube FlyingBearFilmMorgue
Candyman Retrospective Part 2 : Sweet to the sweet (VO) – Chaîne Youtube FlyingBearFilmMorgue
Wikipedia
IMDB

2 commentaires

    • Rymmia

      Hihi ! C’est sûr que c’est pas « Gandhiman » 😂… Finalement, une rumeur est rarement drôle. Elle n’engendre généralement que du mensonge et de la souffrance.
      Merci pour ton commentaire. Je suis contente qu’il t’ait appris quelques trucs 🙂

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