SCENES D'ECRI[MES]

Birdy Mary : l’oiselle du port

Voilà plusieurs jours que Joe était devenu la risée d’Ellenborough, petite bourgade portuaire Britannique. Sa femme lui avait été infidèle et la rumeur eut tôt fait de se répandre dans tout le village : sa Mary s’était acoquiné avec le capitaine du Virgin Seas (1), un galion corsaire qui faisait escale au port depuis plus d’une semaine. Ce pauvre Joe n’était qu’un petit fermier simplet pas très ambitieux que Mary avait épousé pour échapper à la misère suite au décès précoce de ses parents. Si leur union n’avait pas été des plus romantiques, l’homme s’était toujours comporté en gentleman avec sa jeune épouse en deuil. Craintive et inconsolable à ses débuts, elle avait alors pu, au fil du temps, témoigner de la tendresse et de l’affection envers celui qui s’était montré si patient avec elle. Souvent plongée dans la mélancolie de ses rêves avortés, elle restait cependant vertueuse et respectueuse, effectuant les tâches de la ferme sans rechigner et ne s’aventurant au cœur du village que pour y acheter les provisions hebdomadaires. Ce fut probablement lors du marché aux poissons du vendredi qu’elle y fit la rencontre de son tentateur.

Un aventurier des Mers débarquant dans sa petite vie morose n’eut pas grand mal à éveiller ses rêveries exotiques. Elle rentra tardivement ce soir-là. Joe l’avait attendu pour le dîner, inquiet, mais lorsqu’il la vit arriver penaude et silencieuse, il comprit rapidement. Il n’était peut-être pas bien futé, mais il restait un fin observateur. Ses longs cheveux en pagaille et ses joues rosées par la honte trahissaient son infidélité. Elle tenta de bégayer quelques mots, sans doute pour expliquer son retard, mais il stoppa la conversation. Il ne voulait pas l’entendre mentir, et ajouter ainsi un nouveau pêché qui viendrait entacher davantage l’image de pureté qu’il avait jusque là eu d’elle. Il s’était de toute façon préparé à ce que cela arrive un jour. Chaque nuit qu’il avait passé à s’allonger aux côté de sa charmante épouse lui rappelait qu’il n’était qu’un bougre bien niais et trapu, un albatros trop gauche et veule (2) pour mériter sa petite mouette chétive. Ce soir-là ne fit pas exception, et quand il l’entendit sangloter dans le lit alors qu’elle le pensait endormi, il lui pardonna aussitôt son avanie. Si Joe ne pouvait pas forcer les sentiments de sa Mary, il se contenta de recevoir ses larmes comme un « je t’aime suffisamment pour m’en vouloir de t’avoir blessé ». Il l’aimait au point de pouvoir oublier l’affront, et l’embrassa alors tendrement sur la joue pour sceller ce contrat tacite.

Mais les cancaniers ne l’avaient pas signé ce contrat ! Dès le lendemain, alors que Joe se rendait chez Ruphin pour y boire son petit remontant quotidien, les murmures et ricanements lui chatouillèrent l’oreille. Trop couard pour pouvoir taper du point, il préféra fuir honteusement les clabaudages de ces « ragognards » (3). Les jours suivants, Joe alla se réfugier à la taverne de Flimby, le village voisin. Il y trouva là-bas un lieu pour y noyer son chagrin et une oreille bienveillante, auprès d’Al, l’aubergiste de ce refuge peu fréquenté. Le barman n’était pas très causant mais il se montra très empathique envers son client bafoué. Le vieux loup solitaire, d’ordinaire peu chaleureux – sans doute la raison du peu de clientèle – s’identifia à ce bougre de Joe profondément gentil et sensible, écorché davantage par les paroles moqueuses de ces pies du voisinage que par le dérapage de sa concubine infidèle. Alors, chaque soir, le p’tit Joe lui confiait ses déboires, s’enquillant une gnôle infecte qu’Al osait appeler vodka avant de rentrer à la ferme, de plus en plus tard pour éviter le regard de ses railleurs.

Malheureusement, ce soir-là – ce fameux soir où tout bascula -, le troquet accueillit quelques nouveaux clients bien bruyants et peu coutumiers des lieux : une partie des membres de l’équipage du Virgin Seas firent une entrée fracassante chez Al, venus se réfugier après avoir été virés de la taverne d’Ellenborough à coups de bottes par Ruphin et ses fils. Ivres bien au-delà des limites raisonnables et piqués par leur récente expulsion, les moussaillons s’imposèrent à une table de l’auberge sans qu’Al n’y puisse faire grand chose. Joe, accoudé au comptoir, fut immédiatement prit de sueurs froides en leur présence. Il priait pour ne pas faire l’objet de leur attention, mais il était le dernier pilier de bar de la salle et l’analyse de la situation lui fit vite comprendre qu’il valait mieux déserter les lieux au plus vite. Son regard désespéré croisa celui de son ami, qui lui fit aussitôt un signe de tête pour lui signaler son approbation. Joe s’apprêtait à partir discrètement lorsque l’un des corsaires s’adressa à son comparse en le montrant du doigt.

— « Hey Jacky ! C’est t’y pas le Joe de la Mary ? ».

Les regards se tournèrent vers le pauvre fermier penaud, prit en flagrant délit de fuite.

— « Mais ouiii !! Mais pourquoi qui s’en va le pedzouille ? On le dérange ? Viens donc que j’te paye un godet, l’encorné ! C’est qu’il m’a prêté sa blonde sans rechigner le gamin ! ».

La troupe de baroudeurs des mers éclata de rire, tandis que Jack s’empressait de rejoindre le pauvre paysan tétanisé.

— « Tu vas pas partir maint’nant, mon bouseux! J’t’ai pas encore remercié ! Tu sais qu’t’es un sacré z’homme toi ?! Faut en avoir dans les burnes pour rester tout calme comme ça… Un grand z’homme comme toi, faut pas lui offrir n’importe quelle piquette à pinter ! Pas vrai les gars ? »

L’équipage lâcha une nouvelle salve de gloussements, s’empressant de frapper en chœur leurs poings sur la table pour manifester leur approbation.

— « On va lui faire boire un p’tit cocktail spécial à not’ ami. Une boisson pour les z’hommes couillus comme toi ! Tavernier, verse-nous donc une bonne rasade de ton casse-pattes dans un seau, qu’on lui fasse cracher ses tripes à la hauteur d’sa vaillance ! »

Al resta dans un premier temps immobile, refusant d’obéir à l’importun arsouille. Le corsaire se tourna alors vers lui pour lui lancer une bourse pleine d’argent afin de s’acquitter du paiement.

— « J’suis un généreux client, et je paye d’avance ! Et j’suis sympa, j’te laisse 2 choix : tu nous sers c’qu’on te d’mande et tu pourras payer les dettes que tu dois avoir avec un bouge aussi désert et piteux que le tien, ou tu refuses d’nous satisfaire et on s’fera un plaisir de redécorer ton échoppe… et p’t’être ta gueule aussi au passage… »

L’impassible Al fut désarçonné. Cette fois-ci, ce fut Joe qui lui signifia d’exécuter les ordres d’un hochement de tête. Le brave fermier ne brillait certes pas par son courage, mais il se refusait de mettre dans l’embarras la seule personne qui lui avait témoigné du respect. L’aubergiste versa donc une bouteille de son amer alcool dans une seille.

— « Willy ? Vas nous chercher d’quoi donner du goût à c’te gnôle dans la fosse à purin ! J’m’occupe des condiments pour rendre tout ça plus… exotique ! »

Le jeune moussaillon quitta un instant la taverne et se rendit dans l’arrière-cour du troquet. Après avoir chassé les mouches d’un geste, il prit une pleine poignée d’épluchures de tomates et de vieux piments en cours de décomposition sur le tas de fumier. Il revint fièrement avec sa trouvaille qu’il s’empressa de lâcher dans la bassine arrosée de vodka. Le liquide prit aussitôt une teinte rouge noirâtre et l’odeur qui s’en échappa dégageait un parfum peu subtil de vieil alcool frelaté et moisi.

— « Ça, c’est une boisson faite pour toi, l’encorné ! Ça va t’faire grossir les rognons ! »

Alors que les rires éméchés éclatèrent de plus bel, Joe marmonna un « syouplait » à l’attention de son corsaire harceleur. Au lieu d’en prendre pitié, Jack fut galvanisé par sa supplication et s’empressa de plonger la tête du pauvre bougre dans son cocktail fumeux. Surpris, Joe n’eut pas le temps de retenir sa respiration et but la tasse, s’étouffant par la même occasion. Toussant et crachant ses tripes, le visage rougit par la tomate et les yeux brûlés par le piment, il ressemblait à un goéland échoué sur la plage, se débattant vainement pour reprendre son envol.

— « Il a l’air d’aimer ça, le cambroussard ! Il va pisser rouge ! Comme sa Mary quand je l’ai fourré ! C’est qu’il l’avait même pas consommé, sa blonde ! Toute neuve qu’elle était, la petite oiselle du port ! Allez ! Prends-en donc encore une petite lichette et on vous laisse ‘entre z’hommes‘ ! »

Joe s’exécuta et but quelques gorgées de l’infecte mixture. Humilié par ces hommes, il était cependant davantage meurtri par l’idée que la rumeur allait se nourrir d’une toute nouvelle friandise. Mary était si jeune et anéantie par le décès de ses parents lorsqu’il l’avait épousé qu’il lui avait été impensable de la souiller davantage en la soumettant à ses devoirs conjugaux. Il l’aimait, l’avait toujours respecté. Mais l’avait-elle été, elle, en s’offrant si facilement au premier brigantin venu ? Si les précédentes gorgées avaient été imbuvables, le cocktail devint agréable à mesure que l’alcool faisait effet. Il continua de boire, encore et encore sous les rires de plus en plus estomaqués par la descente du peigne-cul. Lorsqu’il eut terminé, il baragouina quelques mots à l’encontre de ses ravisseurs.

— « C’était plutôt bon »

Les marins éclatèrent de rire. Jack donna une tape fraternelle dans le dos de son canard-boiteux du soir, puis ils prirent le large pour s’en retourner au port.

Al et Joe restèrent un long moment silencieux. Le tavernier ramena une carafe d’eau fraiche à son infortuné ami, s’excusant d’un regard pour ne pas avoir su se montrer plus courageux. Joe ne lui en tenait pas rigueur. Il n’était de toute façon plus vraiment présent, transporté par l’alcool dans une dimension fantasmagorique bien éloignée de la taverne.

Il pris la route pour rentrer peu avant l’aurore, titubant, le regard éméché toujours plongé dans un ‘ailleurs‘ mystérieux. Il entra sans un bruit dans sa petite ferme en bois. A l’étage, Mary dormait depuis un bon moment déjà. Joe prit donc le temps d’aiguiser la lame du rasoir qui lui servait à égorger les cochons. Lorsqu’il entra dans la chambre conjugale, il fut un instant distrait par son reflet dans la grande glace de l’armoire. Il s’y trouva pour la première fois impressionnant, gaillard, puissant, avec cette lame qu’il tenait en main et sur laquelle la lune venait déposer quelques paillettes. Il attrapa Mary par les cheveux pour la ramener devant le miroir. Elle ne cria pas. Oscillant encore entre sommeil et réalité, elle se contenta d’observer le reflet de son mari transformé en z’homme.

— « Tu étais mon petit oiseau à moi, ma Birdy Mary, murmura-t-il. Et maintenant, ils m’appellent Joe l’encorné »

Les larmes commencèrent à perler au coin des yeux de la jeune épouse.

— « Je n’ai jamais voulu ça, Joe. J’en souffrirai jusqu’à ma mort et au-delà », lui répondit-elle d’une voix chevrotante.

— « Et au-delà… », répéta Joe.

— « Je suis déjà morte », murmura-t-elle.

Joe rapprocha la lame de rasoir du frêle cou de la jeune femme. Il commença à chantonner Birdy Mary, une vieille comptine enfantine qui l’avait bercé alors qu’il n’était qu’un petiot innocent. Sa femme commença à son tour à fredonner la mélodie. Il lui trancha la gorge.

— « Ma petite Birdy, devenue bloody… »

Encore en proie aux démons éthyliques, Joe dut s’asseoir sur le lit pour ne pas perdre connaissance. Le journal intime de Mary dépassait du tiroir de sa table de chevet. il commença à le lire, en larmes. Il lut sa tristesse, causée par ses défunts parents. Il lut la peur de ses premiers jours de vie conjugale… Il lut son amour grandissant pour ce mari qu’elle apprit à aimer avec le temps… Il lut les dernières pages, celles où elle évoqua son agresseur… Ce Jack qui la brutalisa pour ensuite la déflorer de force… Il lut. Il réalisa. Il pleura. Il versa l’alcool sur le bois. Il alluma. Il brûla.

Lorsque les habitants d’Ellenborough arrivèrent sur les lieux, il était déjà trop tard. La ferme avait presque entièrement brûlé. Ils retrouvèrent les corps du malheureux couple partiellement carbonisés, leurs visages consumés par le désespoir et les flammes. Une nouvelle rumeur à répandre était née.

Les jours s’écoulèrent. Certains villageois se sentirent coupables du drame, réalisant l’impact de leurs commérages. Ceux qui s’évertuaient à nier leur responsabilité dans ce drame commencèrent à voir d’étranges choses dans le reflet de leurs miroirs. Au port, le galion terminait les préparatifs pour son départ imminent en mer.

Al arriva peu avant que l’équipage ne prenne le large. Les bras chargés d’une lourde caisse en bois, il s’empressa d’accoster maladroitement l’un des corsaires encore à quai, Willy.

— « Excusez-moi, je… Hum… J’avais pensé que peut-être vous accepteriez de me prendre cette caisse de mon nouvel alcool. Je suis prêt à vous l’offrir si vous acceptez de le promouvoir auprès de quelques tavernes lors de vos escales ».

Le moussaillon, qui reconnut immédiatement le tavernier, pouffa un rire étonné. Il ouvrit la caisse pour regarder la marchandise. Un liquide rougeâtre était embouteillé dans du verre légèrement teinté d’ambre. L’étiquette, maladroitement collée sur la cagette, indiquait la recette du cocktail, accompagné des paroles de ce qui lui sembla être un chant marin ou un hymne pirate :

Birdy Mary, Birdy Mary,
Tiny gull flying on me,
I killed you, bloody booby !
Bloody Mary, Bloody Mary,
Upon the reflective sea,
I still see you, lil’ Mary ! (4)

Le corsaire éructa :

— « C’est quoi l’entourloupe ? T’as empoisonné la gnôle, c’est ça ? »

Al demanda au marin de choisir une bouteille qu’il ouvrit devant ses yeux. Il en prit quelques gorgées avant de la tendre au corsaire.

— « Aucun piège. Les affaires sont les affaires… ».

Il marqua un temps d’arrêt, avant de reprendre, plus assuré que jamais.

— « Je n’vous demande qu’une seule chose. Racontez l’histoire à l’origine de cette boisson. Narrez-la dans les minables troquets que vous irez polluer de vos fourberies. Contez-la même entre vous, sur le navire, à chaque fois que vous trinquerez avec ces bouteilles en entonnant son chant. Et dès que vous vous retrouverez seuls face à vous-même, en train de cuver le breuvage dans une cabine ou dans la chambre miteuse d’une auberge malchanceuse, regardez-vous dans le miroir… Vous y verrez alors l’horreur de votre véritable reflet. »

Estomaqué par la témérité nouvelle du tavernier, Willy resta un temps sans voix avant d’exploser de rire.

— « Te fâche pas ! J’te la prends ta gnôle, si y’a qu’ça pour te faire plaisir… »

Al esquissa un petit rictus avant de tourner les talons.

L’équipage du Virgin Seas reprit la mer, rayant de leur mémoire le brave Joe et la pauvre Mary, comme il avait oublié bien d’autres infortunés croisés dans leurs escales. Mais lorsque le capitaine Jack mourut sur le navire dans de biens étranges circonstances, la mémoire revint. Les corsaires s’empressèrent de se débarrasser de la caisse de Bloody Mary à la première halte passée dans le vieux bouge d’un nouveau port, prenant soin de raconter à qui voulait bien l’entendre la triste histoire de Birdy Mary, l’oiselle du port.

La légende se répandit dans toute l’Angleterre. Avec le temps, l’oiselle devint la dame rouge du miroir. On disait d’elle qu’elle apparaissait dans le reflet des plus vils personnages pour les soumettre à l’horreur de leur véritable visage. Seuls les plus vertueux ou les repentis pouvaient espérer son indulgence. Au cours de la décennie qui suivit, on dénombra plusieurs centaines de décès restés inexplicables à travers le pays. Tous furent découverts à proximité d’un miroir, consumés de l’intérieur, la gorge béante, sans qu’aucune arme ou début d’incendie n’aient pu expliquer leurs blessures. Leurs âmes ne furent jamais pleuré, tant elles avaient été noires de leur vivant. Mais ceux qui avaient été complices de leurs infamies préfèrent éviter les miroirs… De peur d’y croiser un reflet étranger… La silhouette rouge d’une femme consumée de vengeance… Ou le reflet infernal du démon qu’ils étaient devenus et qu’ils refusaient de voir…

FIN


(1) Trad : les Mers vierges.
(2) référence au poème « L’albatros » de Charles Baudelaire.
(3) Ragognard est un mot inventé : mélange entre charognard et ragot.
(4) Trad : Oiselle Mary, Oiselle Marie,
Petite mouette volant sur moi,
Je t’ai tué, maudite nigaude !
Maudite Mary, Maudite Mary,
Sur le reflet des mers,
Je continue de te voir, p’tite oiselle !

Image à la une réalisée à partir de photos libres de droits.

Note de l’auteure :

Cette petite nouvelle m’a été inspirée lorsque j’écrivais un article sur l’origine du Bloody Mary. J’ai eu l’envie d’inventer une légende qui serait à la fois à l’origine du cocktail et de l’esprit fantomatique hantant les miroirs (Bloody Mary : un cocktail de légendes). Le récit prend place à Ellenborough, un district qui se trouve dans les environs de Maryport, une ville portuaire d’Angleterre. J’ai trouvé amusant d’imaginer un lien entre le nom de cette ville et le mythe purement fictif de ma petite oiselle du port.

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